Réorientations professionnelles atypiques : place au projet professionnel et à l’émancipation ?

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Véritable phénomène de société, la reconversion professionnelle a déjà touché plus de 2,5 millions de Français depuis 2007. Burn out, retour aux sources, quête de sens… Qu’est-ce qui poussent ces cadres expérimentés et diplômés à se réorienter vers des métiers manuels, à opérer des bifurcations brutales ? Pierre Le Quéau, Maître de conférences et anthropologue des techniques à l’Université Grenoble-Alpes, a présenté le résultat de ses recherches à la petite soixantaine de participants venus assister à la conférence « De BAC + 12 au CAP, de la reconnaissance sociale à la reconnaissance de soi », organisée par la Commission Innovation Sociale d’inovallée. Quatre histoires de réorientations professionnelles atypiques sont venues illustrer ses propos et ouvrir des pistes de réflexion sur le sujet.
Si la tendance semble s’accélérer sur les dernières années, il reste difficile d’avoir une vision précise sur ce phénomène, encore peu traité par les scientifiques ou dans la littérature sociologique. Selon les 2 études recensées par Pierre Le Quéau, les réorientations professionnelles atypiques concerneraient de 4% (Enquête du CEREQ – 2014 – Ensemble des diplômés) à 14% (Enquête APEC – 2015 – Echantillon de 4600 jeunes diplômés) des personnes interrogées. Après avoir clarifié ce que l’on entend par « trajectoire atypique », en parlant de « bifurcations brusques et imprévisibles », Pierre Le Quéau a exposé les trajectoires mises en exergue par ces études.

Des trajectoires atypiques qui interrogent le parcours de formation et le poids de l’entourage

L’étude CEREQ détermine 2 grands types de trajectoires :

  1. Les bifurcations suite à des tâtonnements, des périodes de chômage, des ruptures dans la carrière.
  • Souvent, les personnes interrogées tentent de définir de la cohérence dans leur parcours mais il s’agit bien souvent d’une illusion biographique.
  1. Les reconversions suite à un emploi éloigné de la formation.
  • Rôle des formations externes : un emploi alimentaire favorise la reprise d’une formation.
  • Rôle de l’entourage dans la durée pour soutenir la réorientation.

Salle comble pour cette conférence qui a réuni plus de 60 personnes !

L’étude de l’APEC identifie quant à elle 5 trajectoires de reconversion :

  1. CHOISIE : rencontrent des difficultés dans la recherche d’emploi ou des insatisfactions dans leur environnement professionnel
  • Formation, souvent longue, engagée pour changer d’orientation
  • Epanouissement
  1. STABILISATRICE : des conditions d’emploi stable peuvent conduire à s’éloigner fortement de ses qualifications de départ et de son expérience
  • Formation sur le tas.
  1. SALVATRICE : études non choisies, pour faire plaisir aux parents.
  • Processus de reconstruction.
  1. OPPORTUNE : peut être vue comme une sous-catégorie de Stabilisatrice, reconversion selon les opportunités de carrière.
  2. CONTINUE : un cycle de formation continue permanente.
© Sylvie VIDAL – Ergonome Orange Labs

Bilan de ces enquêtes

  • Le rapport aux formations doit être pris en compte :
    • Choisies / Subies
    • Débouchés : beaucoup de reconversions suite à des débouchés très étroits dans un domaine précis
  • L’entrée sur le marché du travail est aussi un élément déterminant :
    • Lenteur / rapidité : expérience de la précarité ou de l’ascension de carrière trop rapide
    • Insatisfaction personnelle des premières expériences professionnelles
  • Ces réorientations peuvent être CHOISIES / NÉCESSAIRES / OPPORTUNES
    • Vers un nouveau métier (un ingénieur quitte voie technique pour aller vers enseignement)
    • Vers un nouveau statut (recherche de sécurité ou au contraire prise de risque avec création de sa boîte)
  • Parmi les dispositifs mobilisés :
    • La formation
    • Le soutien de l’entourage
  • Les plus grandes réussites de reconversion viennent de gens qui disposent d’un fort capital : SOCIAL / CULTUREL / ÉCONOMIQUE

Un phénomène qui s’inscrit dans le post-matérialisme, défini par Inglehart à la fin des années 60

Depuis la fin des années 60, les valeurs post-matérialistes sont dans l’air du temps :

  • Autonomie
  • Expression individuelle
  • Quête de sens

Plutôt que parler d’individualisation des valeurs, Pierre Le Quéau préfère parler de « nouveaux modes d’individuation, d’une autre manière de devenir soi dans ses relations avec autrui ».
Issues des mouvements de libération des années 60 et 70, après les chocs pétroliers qui ont fait apparaître es limites des modes d’organisation hiérarchiques et verticaux, ces valeurs post-matérialistes modifient les modes de fonctionnement de l’entreprise, qui favorise alors la coopération horizontale, les échanges et la mise en lien des individus pour les faire innover ensemble.

Une modification importante de notre rapport au travail

Ces nouveaux modèles d’organisation modifient en profondeur notre rapport au travail. Malheureusement, ils génèrent en parallèle d’autres problèmes :

  • Evolution vers le BORE-OUT (ennui au travail)
  • Risque de BURN-OUT (épuisement au travail)
  • …Voire de BROWN-OUT (perte de sens)

La structure devient anxiogène au lieu d’être un cadre sécurisant !
Changer le cours de son destin professionnel demande une certaine détermination et du soutien. L’APEC relève que « le processus de réorientation peut s’étaler sur plusieurs années, et les difficultés financières, temporelles et personnelles, se multiplier ».

L’apparition du mouvement « FAIRE », « DIY »

Ce mouvement des « Makers » n’est pas nouveau : né aux Etats-Unis dans les années 60, il s’incarne dans les Hackerspaces, ces lieux qui consistent à mettre à disposition des objets techniques pour en faire quelque chose :

  • Objectif : FABRIQUER quelque chose / Bidouiller
  • Un espace de MUTUALISATION des moyens
  • Une forme COOPERATIVE (espaces autogérés)
  • Une éthique : améliorer le BIEN COMMUN
  • Un TRANSFERT DE SAVOIR, de savoir-faire

Ce mouvement FAIRE réincarne les valeurs post-matérialistes qui ont émergé à la fin des années 60 et incarne un changement dans la relation au travail, que l’on peut observer dans de nombreux endroits.

Le sens du travail

© Sylvie VIDAL – Ergonome Orange Labs

Ce mouvement permet de souligner la dynamique des trajectoires :

  • échapper aux structures,
  • redessiner un objet pour redéfinir les rapports sociaux (favoriser la COOPÉRATION et la capacité des individus à développer les relations avec autrui pour résoudre des problèmes),
  • RÉALISER quelque chose en maîtrisant le processus de A à Z,
  • participer à la GOUVERNANCE de ces structures (définition de la tâche et de l’organigramme)
  • avoir une UTILITÉ SOCIALE

 

Quatre histoires de reconversion professionnelle

De DRH à boulangère bio : exercer 10 métiers dans une journée et réaliser un produit de A à Z

Catherine Roux a passé 25 ans dans la fonction RH après 6 ans de droit et une Licence en Histoire de l’art. Il y a quelques années, elle a ouvert sa boulangerie bio à Varces, Le pain du peuil. « Je n’ai pas eu de rupture par rapport à un mal-être au travail. Quand j’ai décidé de franchir le pas, on venait de me propose un poste de DRH dans un groupe américain : mon rêve depuis toujours ! Et pourtant, je me suis aperçue que cela ne collait plus avec mes attentes. Je cherchais à avoir une affinité avec un produit et le côté manuel me manquait beaucoup dans mon travail. Et j’avais envie de réaliser quelque chose de A à Z. Je me suis donc formée à un CAP boulangerie, aidée par le FONGECIF. J’ai quand même eu besoin de beaucoup de temps avant de sauter le pas, j’ai dû dérouler toutes mes peurs et apprendre à les surmonter ! J’ai aussi profité d’un bilan de compétences pour valider mes capacités d’être chef d’entreprise et que c’était possible auprès de mon entourage. Ma famille m’a énormément aidé. Parce qu’on n’a pas le droit d’être malade quand on est chef d’entreprise, sinon on doit fermer ! Et être à son compte veut aussi dire être commercial tout le temps. Aujourd’hui, je fabrique mon pain, je le vends sur les marchés, à des magasins bio et des AMAP. Je donne aussi des cours pour transmettre le métier de boulangerie. Mais en termes de reconnaissance sociale, je ne me présente pas comme « boulangère », je suis avant tout « chef d’entreprise ». Ma plus grande satisfaction est d’exercer 10 métiers dans une journée, de faire un produit du début à la fin et d’avoir mes clients qui me disent merci. Mais je suis lucide : je n’aurais pas pu créer mon entreprise juste avec un CAP. C’est avec son expérience en entreprise que j’ai appris à être chef d’entreprise ! »

De Docteur en génie électrique à maraîcher : remettre de l’intelligence plutôt que de la technologie dans l’agriculture

Benoît Thollin, ingénieur de recherche au CEA après un doctorat en génie électrique et un post-doctorat, suit une formation en maraîchage biologique au Lycée horticole de Saint Ismier, dans le but de devenir Chef d’exploitation. « J’ai travaillé 4 ans et malgré un fort investissement dans mon travail, j’étais souvent démotivé. J’ai eu un parcours assez opportuniste, mais le déclic a été de m’imaginer dans 20 ans : cette réorientation est salvatrice ! Le plus grand risque dans mon cas aurait été de ne pas faire cette formation, car je peux continuer à exercer en parallèle mes fonctions de recherche et d’enseignement. Dans l’idéal, j’aimerais participer à une transition sociétale. La recherche à mon avis devrait avoir une utilité sociale. Mon objectif est d’optimiser la productivité sur une petite surface, mais aussi de réduire le nombre de calories fossiles. Parce qu’on peut facilement nourrir 400 personnes avec une exploitation agricole, mais à quel prix d’un point de vue écologique ? Avec cette réorientation, je souhaite combiner un aspect recherche, pour remettre de l’intelligence dans de petites structures peu mécanisées, et un aspect pédagogique, en transmettant le savoir. J’ai envie d’accueillir des gens en échec social ou avec un handicap moteur… Sans le recul apporté par les années de recherche, je ne pourrais pas aussi bien participer à l’accroissement de valeur ajoutée. Je suis donc aussi reconnaissant d’avoir pu vivre ce type de parcours ! »

De Directeur général à ébéniste designer : un sentiment de « vivre vrai », de se construire

Pascal Bonino, 56 ans, a toujours été attiré par le bois. Mais son père l’a poussé à faire des études et il est devenu ingénieur. Pascal a très vite acquis la notion de « gestion de carrière ». Dans 2 entreprises familiales puis 2 grands groupes, il a tour à tour été Directeur de site, Directeur industriel puis Directeur Général. Le grain de sable est arrivé au moment où il s’est retrouvé Directeur de filiale : les indicateurs financiers prenant le pas sur le management et le bien-être des hommes, Pascale se retrouve confronté à un manque d’alignement avec ses valeurs personnelles. Trois options s’offrent à lui :

  • Se fondre dans le moule et privilégier son statut en s’asseyant sur ses convictions
  • Entrer en résistance. Mais Pascal, grand observateur de la nature, sait que « les arbres qui se mettent en travers d’un cours d’eau finissent toujours par rompre ».
  • Sortir du cadre en allant passer un CAP de charpentier.

C’est la dernière solution que Pascal retient, quand bien même le CIF lui est refusé. Après 3 ans à travailler sur les toits et avoir expérimenté les nombreuses phases répétitives du métier de charpentier, il revient à ses premières amours : le bois. Il passe alors un CAP ébéniste et créé Wood and more. Si Pascal reconnaît que ce changement de cap est difficile financièrement, il a eu la chance d’avoir une femme qui l’a poussé à aller au bout de cette réorientation atypique et l’a encouragé.
« Aujourd’hui, j’ai l’impression de VIVRE VRAI, de me construire. Ce sentiment est renforcé le fait d’avoir relié 2 mondes : intellectuel et manuel. Je rencontre de plus en plus de gens qui sont arrivés à la même conclusion que moi : le manque de sens des projets proposés par les entreprises est l’une des causes majeures de l’augmentation de ces virages à 180°. L’autre raison à mon avis est la prise de conscience d’une majorité de personnes que nous sommes capables de faire beaucoup plus de choses que le rôle auquel on nous cantonne. Créer quelque chose de ses mains, finalement, c’est exister et devenir. Il est temps que les entreprises proposent à leurs salariés des projets qui provoquent leur rêve de construire quelque chose. Sinon ils quitteront l’entreprise pour se construire eux-mêmes ! ».

C’est fait ici, le réseau d’artisans locaux, créé par un ancien ingénieur recherche

Alexandre Bedoin, co-fondateur du réseau C’est fait ici, nous livre son analyse des artisans qu’il rencontre et qui sont nombreux à avoir opéré une reconversion atypique.
« Ce sont souvent des gens qui ont métier intellectuel à qui il manque le côté manuel. Parmi les motivations identifiées, je citerai :

  • L’estime de soi, le besoin de s’accomplir
  • Le manque de reconnaissance de la hiérarchie
  • La relation aux clients empreinte d’authenticité
  • Le fait de créer quelque chise et le vendre
  • L’impact sur le processus de création en maîtrisant la réalisation de A à Z
  • L’adéquation aux valeurs, la recherche de sens, l’utilité sociale
  • La notion d’indépendance »

En conclusion

Pour réussir ces réorientations atypiques, il faut :

  • Avoir de l’argent devant soi
  • La capacité d’investissement
  • Avoir 3 ou 4 ans devant soi

Si ces témoignages montrent que de nombreux salariés sont prêts à se retrousser les manches et à utiliser leurs mains, parce qu’ils n’ont plus envie de s’épuiser (burn-out), de s’ennuyer (bore out) ou de faire un travail inutile, générateur de brown-out, ils montrent aussi à quel point l’entreprise a un rôle complémentaire à jouer dans la transformation sociétale. Et si finalement, les deux pouvaient s’enrichir mutuellement, conjuguer l’intellectuel et le manuel, créer des passerelles entre ces deux univers ? Et si l’entreprise se réinventait en proposant des projets plus porteurs de sens et synonymes de réalisation personnelle ?

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